Jean-Paul Scot, historien Vendredi, 26 Juin, 2015 Humanité Dimanche NB. Les intertitres sont de moi-même (JPR), les mots en gras le sont par l'auteur. Depuis les crimes de janvier 2015, tout le monde ou presque se réclame de la laïcité dans la plus grande confusion. Rien d’étonnant: elle est aujourd’hui trop souvent incomprise, falsifiée et dénaturée. Si la France est définie depuis 1946 comme une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale », c’est à la suite des très longues luttes qui ont abouti à la séparation des Églises et de l’État par la loi du 9 décembre 1905, que la Cour européenne des droits de l’homme a qualifiée de « clé de voûte de la laïcité française». AVANT LA III° RÉPUBLIQUE Sous
l’Ancien Régime, le catholicisme était la seule religion d’État
légitimant la monarchie de droit divin. Cependant, dès Philippe le Bel
(XIII e - XIV e siècle), la France fut le premier État européen à
rejeter la théocratie pontificale et la suprématie du pouvoir religieux
sur le pouvoir politique.Néanmoins, les pouvoirs temporel et spirituel étaient seulement
distincts, pas séparés, car ils avaient le même objectif: imposer à tous
les sujets du roi les « devoirs envers Dieu».
La France a également été le premier État à instaurer la tolérance. Alors
qu’à la fin des guerres de Religion s’impose en Europe le principe «
tel prince, telle religion », en France, Henri IV accorde à ses sujets
protestants la liberté de culte et l’égalité civile par l’édit de Nantes
de 1598, que Louis XIV révoquera. La tolérance n’est pas la
reconnaissance d’un droit naturel, plein et entier, pour tous les hommes
libres. D’ailleurs le philosophe anglais Locke la refuse aux catholiques et aux athées jugés incapables de morale. Aussi les philosophes français des Lumières ont préféré lutter pour
la pleine liberté de conscience et de pensée. La tolérance annonce
certes la laïcité, mais les deux termes ne sont pas synonymes, même si
beaucoup les confondent aujourd’hui encore.
C’est la Révolution française qui représente le tournant capital dans le long processus
de laïcisation de l’État et de la société. La déclaration solennelle du
26 août 1789 opère une véritable révolution copernicienne: la société
sera désormais fondée sur les « droits de l’homme » et non plus sur les «
devoirs envers Dieu».
Puisque les hommes sont « libres et égaux en droits », « nul ne
peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi». La
liberté religieuse est assurée et le blasphème n’est plus un crime. La Constituante laïcise l’origine du pouvoir en proclamant la souveraineté du peuple et l’égalité des citoyens.La Législative instaure l’état civil en 1792 et légalise le
divorce. La Convention affirme les principes de la laïcité scolaire,
renonce à salarier les prêtres et proclame même en 1795 une première «
séparation » de l’Église et de l’État.
Mais, pour rétablir l’ordre public et la paix religieuse, Napoléon Bonaparte
signe avec le pape Pie VII le Concordat de 1801 et établit en 1802 le
régime pluraliste des « cultes reconnus »: les cultes catholique,
protestant, puis israélite, deviennent des institutions publiques; les
membres du clergé sont rémunérés et contrôlés par l’État tels des
quasi-fonctionnaires. Le concordat devint vite un « discordat » en
France alors que la plupart des États européens admettent toujours la
collaboration avec les anciennes religions selon le régime des « cultes
reconnus».
LE GRAND COMBAT En effet, un conflit récurrent opposa tout au long du XIX e siècle les républicains anticléricaux
et l’Église catholique condamnant tous les principes de la modernité.
Au nom de l’infaillibilité pontificale en matière de dogme et de mœurs
proclamée en 1870, le pape Pie IX prétendait que les lois de Dieu
étaient supérieures aux lois des hommes. En France, le clergé catholique
était alors plus nombreux que jamais et scolarisait la majorité des
enfants. Même si de nombreux républicains étaient très hostiles à un clergé accusé d’être une « faction politique »,
Gambetta répétait sans cesse: « Nous ne sommes pas les ennemis de la
religion. Nous sommes au contraire les serviteurs de la liberté de
conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses ou
philosophiques. » Maîtres de tous les pouvoirs en 1880, les républicains
établirent l’école publique, gratuite et obligatoire, laïcisèrent les
programmes et le corps enseignant, mais permirent aux élèves de recevoir
un enseignement religieux hors de l’école. Ils laïcisèrent
progressivement les administrations, les hôpitaux, les cimetières, mais
ils ajournèrent la séparation de l’Église et de l’État pour ne pas
aggraver les conflits entre les « deux France». Cependant l’affaire Dreyfus révéla en 1898 la gravité du triple danger antisémite, nationaliste et clérical. La
majorité des catholiques, à la différence des protestants, ne s’était
pas ralliée à la République. La séparation devenait urgente. La poussée
de la gauche aux élections de 1902 déclencha un véritable mouvement
populaire en faveur de la lutte contre les congrégations religieuses et
pour la dénonciation du Concordat. Dès 1904, Jaurès définissait l’esprit de la future séparation:
« C’est par un large et calme débat où nous discuterons avec tous les
républicains, avec l’opposition elle-même, les conditions les meilleures
du régime nouveau (...) conforme au droit de l’État laïque mais aussi
acceptable par les catholiques. (...) La démocratie fonde en dehors de
tout dogme religieux toutes ses institutions, tout son droit politique
et social. (...) Laïcité et démocratie sont synonymes. »
Préparée pendant 18 mois par une commission parlementaire animée par des socialistes proches de Jaurès,
dont le rapporteur Aristide Briand, la proposition de loi fut
finalement adoptée, après 3 mois de débats, par 341 voix contre 233.
Elle a été votée par la cinquantaine de députés voulant faire la «
guerre à la religion », par la totalité des socialistes jaurésiens et
des radicaux-socialistes anticléricaux, par des radicaux désireux de
contrôler encore les religions, bref par quasiment tous les républicains
en dépit de leurs différences de sensibilités anticléricales. La loi de 1905 consacre la rencontre inédite entre un fort mouvement populaire d’émancipation
et une initiative parlementaire très cohérente. C’est volontairement
que les pères de la loi ont regroupé ses deux premiers articles sous le
titre « Principes », pour que les législateurs s’y réfèrent toujours à
l’avenir.
L’article 1er proclame: « La République assure la liberté de conscience.
Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions
édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » La liberté de
conscience est reconnue comme le premier droit naturel, égal pour tous
les hommes, croyants et incroyants. D’elle découle la liberté de croire
ou de ne pas croire. La liberté de religion relève du choix personnel de
chacun et n’est pas mentionnée pour cela; mais son expression
collective, la liberté de culte, est garantie par la République, y
compris dans l’espace public après autorisation.
L’article 2 déclare: « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. »
Les religions ne sont plus reconnues comme des institutions d’État ou
des services publics. Les fidèles s’organiseront en associations
cultuelles de droit privé, comme les autres associations civiles. L’État
laisse les religions s’organiser selon leurs propres « règles générales
», fussent-elles non démocratiques, car il ne connaît que des citoyens,
pas des croyants ou des incroyants.Tous les budgets des cultes sont supprimés car les Églises doivent vivre des seules contributions volontaires de leurs fidèles.
Néanmoins, des aumôneries sont autorisées dans les milieux fermés
(prisons, hôpitaux, internats, casernes) afin d’assurer la liberté de
culte des personnes n’ayant pas la liberté de se déplacer. Pour acheter
et bâtir des lieux de culte, les associations cultuelles peuvent créer
des fondations déposant leurs ressources en valeurs françaises à la
Caisse des dépôts et consignations.
La séparation est une « double émancipation », comme dit Briand: émancipation
de l’État qui se déclare neutre en matière confessionnelle et
émancipation de toutes les religions, plus libres que jamais. L’État ne
peut intervenir en matière religieuse que pour faire respecter la
liberté de conscience et l’ordre public par la police des cultes, mais
les Églises ne peuvent prétendre imposer par la loi leurs normes à ceux
qui ne partagent pas leurs croyances. En France, la laïcité a donc été fondée sur les principes de liberté de conscience et d’égalité des droits, ce qui implique la séparation des religions et de la politique. Les Constitutions de 1946 et 1958 stipulent que la République «
assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction
d’origine, de race ou de religion». La laïcité n’a jamais été en France
une idéologie antireligieuse, ni un athéisme philosophique, pas même une
religion civile comme aux États-Unis et encore moins une idéologie
d’État comme en URSS. parenthèse : la querelle des inventaires : Définition : La Querelle des inventaires est un ensemble de troubles survenus en de multiples régions de France, consécutif à la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 et au décret du 29 décembre 1905, prévoyant l'inventaire des biens des Églises, notamment de l'Église catholique, afin de préparer la dévolution de ces biens aux associations cultuelles
définies dans l'article 4 de la loi. La mise en œuvre de cet inventaire
suscita des conflits dans certaines régions de France, essentiellement
les régions fortement catholiques (l'Ouest et une partie du Massif central). texte en bas à gauche : le 1er février 1906, l'inventaire des biens de l'église sainte-Clotilde située à deux pas de la chambre des députés, suscite la réaction des militants catholiques. L'édifice a été barricadé avant l'arrivée du préfet et les chaises servent de projectiles une fois la porte enfoncée par les forces de l'ordre. . retour au texte de J.-P. SCOT AUJOURD'HUI
Pourtant la loi de 1905 n’a cessé d’être contestée à chaque fois que les forces de gauche ont reculé,
surtout après 1958 et plus encore depuis 2002. 1910: la séparation
n’est pas appliquée dans l’empire colonial, pas même dans les
départements français d’Algérie. Le statut de l’indigénat est maintenu:
ainsi fut empêchée une première rencontre entre l’islam et la laïcité.
1919: le gouvernement d’Union nationale maintient le régime des cultes
reconnus dans les trois départements recouvrés d’Alsace-Moselle, où il
se perpétue toujours. 1940: le régime de Vichy adopte des lois anti-juives et accorde toutes ses faveurs à l’Église catholique. 1959: au
nom de la « liberté d’enseignement », la loi Debré instaure le
financement public des écoles privées sous contrat. Les écoles
confessionnelles à 95 % catholiques reçoivent le privilège de choisir
leur personnel enseignant recruté et payé par l’État. 1984: le président
Mitterrand renonce à sa promesse d’unification du service public de
l’éducation nationale. L’enseignement privé sous contrat sera traité à
parité avec l’enseignement public, sans en avoir les charges. 1989: la
loi d’orientation scolaire autorise les élèves à manifester leur
religion à l’école. D’où 15 ans de focalisation sur le « voile » à
l’école. 2003: Nicolas Sarkozy organise le culte musulman mais
privilégie l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui
estime pourtant que « la laïcité met en question l’essence même de la
foi » et qui exige une « composition du droit français avec les
dispositions du droit musulman». 2010: Marine Le Pen lance son OPA sur
la laïcité tout en invoquant les « racines chrétiennes de la France »
pour mieux stigmatiser les musulmans.
Si l’on peut comprendre que des jeunes identifient par erreur la laïcité à des discriminations, il
faut clamer haut et fort que le FN et l’ex-UMP se réclament de la
laïcité pour mieux la dénaturer. Depuis 1989, ce sont toutes les
organisations religieuses, et pas seulement les islamistes, qui
remettent en cause la laïcité, au nom du respect qui leur serait dû en
raison des fonctions sociales et culturelles, humanitaires et
spirituelles, voire politiques qu’elles assureraient dans la société.
Au nom d’une laïcité « positive », « ouverte », « multiculturelle
», voire « européenne », toutes les religions veulent reconquérir une
place dans l’État.
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