Nous
sommes en 1933. L’ambiance dans les rues de Paris, dont le ton est
donné, d’entrée, dans le très intéressant catalogue des éditions
Textuel, montre d’incroyables gros plans photographiques sur les sans
domicile fixe de l’époque. En cet entre-deux-guerres, la plupart des
grands artistes et intellectuels n’ont pas honte de mettre leur art au
service de leur engagement politique et ils témoignent.
Regroupés au sein de l’Association des écrivains et
artistes révolutionnaires (AEAR), fondée l’année précédente et dont
l’écrivain Louis Aragon sera bientôt le président, ils éditent
brochures, tracts et affiches et agissent tant sur le plan du théâtre
que du cinéma, de la littérature, de la peinture. Parmi leur matériel de
propagande, un certain « Cahier rouge », manifeste signé du journaliste
Henri Tracol, qui dénonce l’utilisation de la photographie par la
bourgeoisie et prône « une riposte prolétarienne ». Celle-ci viendra
d’une collaboration étroite entre presse de gauche, illustrée ou pas,
mais très demandeuse de reportages en ces temps où TV, Internet et
réseaux sociaux n’existaient pas, et travailleurs regroupés, eux, dans
les Amateurs photographes ouvriers (APO). Tous ensemble, ils
illustreront, par leurs images, misère, grèves, inégalités, répression
policière, montée du fascisme, impérialisme colonial. Le surréaliste
René Crevel évoque une « photographie qui accuse ».
1928-1936, une période historiquement inévitable
Rien d’étonnant à ce que le Centre Pompidou soit
l’organisateur de cette exposition. La mise en relation entre un
contexte politique et l’influence qu’il a eue, via de nouvelles
pratiques, sur les formes, c’est la matière même des études qu’ont
poursuivies de jeunes historien(e)s comme Damarice Amao, assistante de
conservation, laquelle a travaillé avec Florian Ebner, nouveau
conservateur du cabinet de photographie, et avec Christian Joschke,
maître de conférences à Nanterre.
Au Centre Pompidou, ils sont tous très concentrés sur
cette période 1928-1936, historiquement inévitable, mais aussi
esthétiquement fondamentale. Les piliers de la collection photo du
musée, ce sont le surréalisme, la nouvelle vision et, désormais, le
documentaire social, depuis qu’ont été acquis 7 000 tirages de la
collection Christian Bouqueret. Trois ans de recherches ont été
nécessaires pour revisiter, grâce à ce fonds et à celui, inestimable
aussi, d’Éli Lotar, l’histoire de cette photo militante de
l’entre-deux-guerres qui va ouvrir la voie au photojournalisme engagé de
la guerre d’Espagne et à la photo dite humaniste. Ironie du sort,
l’urgence d’une prise de conscience politique et sociale l’emportant sur
tout, leurs successeurs s’empressent de taxer les surréalistes et
auteurs de la nouvelle vision de « formalisme bourgeois »…
Le grand photomontage de Charlotte Perriand
Sur les cimaises de la galerie photo, on voit le Paris
pauvre mais pittoresque d’Eugène Atget (1857-1927) laisser place à la
naissance d’une esthétique documentaire dénonçant, par exemple,
l’existence de bidonvilles dans la « Zone » de Saint-Ouen, Saint-Denis.
La grande Charlotte Perriand, membre de la section architecture de
l’AEAR, se lance dans un puissant et monumental photomontage, la Grande
Misère de Paris. Elle puise dans le fonds d’archives utiles au
prolétariat qui se constitue et circule grâce aux pages des magazines
comme Vu, Nos regards ou l’Humanité, accompagnées de légendes et de
textes d’écrivains, tels Louis Aragon ou Henri Barbusse. La crème des
photographes d’avant-garde est à la manœuvre, de Germaine Krull et d’Éli
Lotard à Jacques-André Boiffard, Chim, André Kertesz, Willy Ronis,
Henri Cartier- Bresson, René Zuber…
Dans ce répertoire singulier, plein de photomontages chers
à Heartfield, l’iconographie s’entiche bientôt de la figure héroïsée du
prolétaire, de l’enfant au drapeau, du poing levé. Nombre de documents,
souvent inédits, attestent, dans cette riche exposition qui tente des
reconstitutions, d’une histoire formelle qui nous est chère et à
laquelle notre journal a pleinement participé.
Jusqu’au 4 février, galerie de photo, niveau – 1,
Centre Pompidou, accès gratuit.
Catalogue Textuel-Centre Pompidou,
304 pages, 49 euros.